14
Les trois femmes en maillot de bain n’étaient pas désagréables à regarder. Martha Gellhorn portait un costume une pièce blanc en tissu élastique, rehaussé de liserés. Helga Sonneman avait un maillot deux pièces, rayé en haut comme en bas. Marlene Dietrich portait un maillot sobre d’un bleu marine si foncé qu’il en paraissait presque noir. Leur physique allait de l’athlétique teinté de sensualité allemande, chez Sonneman, au mélange américain de lignes sèches et de tendres galbes, chez Gellhorn, en passant par l’érotisme anguleux de Dietrich.
Je n’avais pas été entièrement surpris en découvrant que la « Boche » était elle aussi une vedette de cinéma… en particulier celle-ci. Si j’ignorais presque tout d’Hemingway quelques semaines plus tôt, je savais néanmoins qu’il s’était lié d’amitié avec cette femme. Je n’allais pas souvent au cinéma, mais quand j’avais envie de voir un film, c’était en général un western ou un film de gangsters. J’avais vu Dietrich dans un film avec Jimmy Stewart – Femme ou démon – juste avant qu’Hitler envahisse la Pologne. D’habitude, j’aimais bien Jimmy Stewart, mais ce film ne m’avait guère plu ; il semblait vouloir se moquer des autres westerns, et le personnage de Dietrich, quoique parlant avec un fort accent allemand, était baptisé « Frenchy ». C’était ridicule. Puis, l’été précédent, je l’avais vue dans L’Entraîneuse fatale – un film de durs à cuire peu mémorable interprété par Edward G. Robinson et George Raft, deux de mes durs à cuire préférés. Son personnage m’avait paru faible, presque superflu, et je n’avais gardé en mémoire que les passages où elle montrait ses jambes – des jambes toujours splendides bien qu’elle eût quarante ans passés –, ainsi qu’une scène où elle s’activait dans une minuscule cuisine. Assis dans ce cinéma de Mexico, pensant à autre chose et ignorant les sous-titres en espagnol, la chose m’avait soudain frappé : Elle est vraiment en train de préparer ce ragoût.
Avant de rejoindre les autres au bord de la piscine, je devais cacher le carnet et les livres de référence. Grâce au coup de main de Wallace, il ne m’avait fallu qu’un quart d’heure pour identifier les mots clés, préparer les grilles et décoder les messages. J’étais impatient de montrer ceux-ci à Hemingway, mais lorsque je gagnai la finca, l’écrivain faisait visiter les lieux à ses invités, et je me dis qu’il serait mal avisé de lui exposer mon travail en présence de Teddy Shell, alias Théodore Schlegel, l’homme qui avait presque certainement recruté Martin Kohler pour émettre et recevoir ces transmissions clandestines.
Je ne pouvais pas laisser les livres dans le cottage « Premier Choix ». Xénophobie ne m’avait posé aucun problème lors de mon arrivée ; elle avait tout bonnement disparu. La jeune prostituée n’était pas censée sortir toute seule, mais elle avait été vexée d’être tenue à l’écart de la finca durant toute la journée, et sans doute se promenait-elle dans les collines, voire dans les rues de San Francisco de Paula. J’espérais qu’elle n’avait pas fait la bêtise de se rendre dans l’un des bars ou des magasins du village, étant recherchée à la fois par la Police nationale et par les hommes de Schlegel, car Caballo Loco inspirait une telle terreur à ces villageois si sympathiques qu’ils n’auraient rien caché à ses acolytes. Sans compter que l’argent de Schlegel ne manquerait pas de délier pas mal de langues chez les pauvres.
Je décrétai que Maria Marquez n’était pas mon problème. Mon problème était de trouver une cachette sûre pour les livres et le carnet jusqu’à ce que, cette stupide réception ayant pris fin, je puisse en parler à Hemingway. Je me déshabillai, enfilai mon maillot de bain, enveloppai les livres et le carnet dans le torchon à carreaux, apportai le tout à la finca, empruntant l’entrée de service pendant que tout le monde s’amusait à la piscine, ouvris le coffre-fort d’Hemingway – je l’avais observé avec attention lorsqu’il l’avait utilisé tantôt – et y enfermai les livres et le carnet avant d’aller rejoindre l’espion de l’Abwehr, la conservatrice d’artefacts antiques et la vedette de cinéma.
De toute évidence, Dietrich n’était jamais venue à la finca avant ce jour. Un peu plus tôt, j’avais aperçu le groupe achevant sa visite guidée et, là où Helga Sonneman se montrait polie mais visiblement troublée par les trophées de chasse, Theodor Schlegel se bornant quant à lui à siroter son verre entre deux grognements, Marlene Dietrich s’exclamait à chaque nouvelle découverte : les têtes empaillées, les livres, les œuvres d’art, les grandes pièces fraîches, le bureau d’Hemingway et son écritoire. Son accent germanique était presque aussi prononcé que dans les films que j’avais vus, mais bien plus détendu, bien plus aimable que tout ce que j’avais pu entendre dans une salle de cinéma.
À présent, pendant que les femmes nageaient dans la piscine, les trois hommes étaient assis à proximité, un verre à la main. Hemingway paraissait parfaitement à l’aise dans un tee-shirt jaune délavé qui faisait ressortir son bronzage et un short dont il était impossible d’identifier la couleur d’origine, tandis que Theodor Schlegel – je ne parvenais pas à l’appeler « Teddy Shell » – semblait sur le point d’étouffer, engoncé dans son smoking blanc à col haut, sa chemise ornée de l’inévitable nœud papillon, son pantalon noir au pli impeccable et ses souliers noirs étincelants. Trois hommes regardant trois femmes court vêtues ne peuvent s’empêcher d’avoir un petit air propriétaire, et les regards que Schlegel jetait à Helga Sonneman étaient clairement possessifs. Hemingway, en pleine forme, racontait des blagues, se moquait des piètres excuses dont Schlegel accompagnait ses traits d’esprit, bavardait avec Gellhorn et Dietrich, et apportait un verre à Sonneman chaque fois que celle-ci refaisait surface. Il se montrait possessif envers son épouse et avec l’actrice, et peut-être aussi avec Sonneman.
Observer Hemingway en compagnie des femmes était fort intéressant. Cela m’aida à le comprendre un peu. D’un côté, l’écrivain était poli, presque timide avec elles – même avec Maria, la putain. Il leur prêtait attention quand elles prenaient la parole, ne les interrompant que rarement – même lorsque son épouse lui faisait quelque reproche –, et semblait sincèrement intéressé par leurs propos. D’un autre côté, il avait toujours l’air de formuler un jugement en présence du sexe opposé – rien à voir avec les classiques plaisanteries de chambrée, bien qu’il lui arrivât parfois de s’y adonner, comme lorsqu’il m’avait dit qu’il avait « irrigué » son épouse à deux reprises avant le petit déjeuner –, une évaluation muette, comme s’il se demandait en permanence si telle ou telle femme méritait son temps et son attention.
C’était clairement le cas de Dietrich. Au bout d’une demi-heure à peine, je percevais sans peine l’intelligence farouche de l’actrice et le plaisir qu’en retirait Hemingway. Celui-ci donnait toute sa mesure en présence d’une femme intelligente – son épouse, Ingrid Bergman, Leopoldina la Honesta, et maintenant Marlène Dietrich –, chose que je n’avais observée que rarement chez les hommes actifs et charismatiques. En règle générale, de tels hommes affichaient leurs qualités en présence de leurs semblables et semblaient souvent perdus en compagnie des femmes – en particulier quand il ne s’agissait pas de leurs épouses. Mon oncle était comme cela. Mon père aussi, sans doute. Pas Hemingway. Quels que soient les critères qu’il avait établis en secret pour évaluer l’esprit, l’aspect, la conversation et l’intelligence des femmes, Dietrich y avait de toute évidence répondu haut la main, et ce depuis longtemps.
Apparemment, Schlegel avait échoué à ceux qu’Hemingway avait concoctés pour les hommes… ou pour les agents secrets, d’ailleurs. Schlegel ne ressemblait nullement à l’image de l’audacieux espion nazi : un visage rond sous un crâne presque chauve ; une bouche molle ; des bajoues ; et des yeux de basset prêts à verser des larmes à la moindre provocation. Son accent germanique était aussi prononcé que celui de Dietrich, mais il était sec et désagréable là où celui de l’actrice était doux et sensuel. J’admirais le talent avec lequel Schlegel avait noué son nœud papillon. La conversation qu’il avait avec Hemingway était aussi lisse, aussi insignifiante que cet accessoire – totalement superficielle.
Helga Sonneman parlait peu, mais je fus surpris de constater son absence quasi totale d’accent germanique. Pour quelqu’un qui était né en Allemagne et ne s’était établi aux États-Unis qu’au moment d’entamer des études universitaires, ce trait était remarquable. En fait, elle avait un peu l’intonation des classes supérieures de la Nouvelle-Angleterre – bien moins prononcée que celle de Martha Gellhorn, acquise à Bryn Mawr –, pimentée par une façon toute new-yorkaise de moduler les voyelles.
J’avais été décrit comme un invité et associé d’Hemingway dans sa prochaine expédition scientifique en mer, ce qui avait semblé satisfaire tout le monde. Je détaillai avec soin le visage de Sonneman quand on nous présenta – à l’affût d’une crispation des muscles autour de ses lèvres ou de la dilatation de ses pupilles, signes qu’elle reconnaissait en moi le pompier de la coursive –, mais elle demeura impassible. Si elle jouait la comédie, elle était encore plus forte que Dietrich. Certes, c’était le cas de la plupart des espions – nous endossions nos rôles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, parfois plusieurs années sans interruption.
Vers sept heures, tout le monde alla se changer pour le dîner, à l’exception de Schlegel. Juste avant de filer au cottage « Premier Choix », j’eus le temps d’apercevoir l’agent de l’Abwehr en train de visiter la bibliothèque d’Hemingway ; tout en tirant sur son éternelle cigarette, il plissait le front comme s’il en désapprouvait le contenu. J’eus l’impression que Teddy était nerveux.
Sans que je sache comment, Hemingway et Gellhorn avaient réussi à convaincre Ramon, leur capricieux cuisinier chinois, de préparer uniquement des plats traditionnels cubains pour le dîner. Hemingway m’avait confié que Ramon méprisait la cuisine cubaine, fort appréciée de l’écrivain. Au menu, on trouvait donc en entrée des sofritos – une pâte d’oignon, d’ail et de poivre vert frite dans de l’huile d’olive de qualité –, puis de l’ajiaco, un pot-au-feu comprenant du yucca, du malanga et du boniato avec des tostones – des rondelles de plátano frites –, puis du fufu, un mets composé de couenne croustillante et de banane plantain arrosée d’huile d’olive qui, comme nous l’assura Hemingway, était originaire de l’Afrique de l’Ouest.
Le plat de résistance était aussi à base de porc – des steaks palomilla, le morceau de choix des gourmets cubains, accompagnés de haricots noirs, de riz et encore de banane plantain. Parmi les épices que j’identifiai figuraient de la menthe, du cumin, de l’origan, du persil, de l’orange amère et de l’ajo – de l’ail fourré à l’ail et enrobé d’ail. Je remarquai que les joues de Schlegel devenaient un peu plus rouges à chaque plat, mais Hemingway semblait adorer ces mets et poussait tout le monde à se resservir plusieurs fois.
Comme à son habitude, l’écrivain avait sélectionné son vin préféré – un tavel importé de France –, et servait tout le monde en tenant la bouteille par le goulot.
« Ernest, dit Dietrich alors qu’il remplissait son verre, pourquoi tenez-vous la bouteille ainsi, mon chéri ? Cela semble si maladroit chez un homme élégant comme vous. »
Hemingway eut un large sourire. « Les bouteilles par le cou. Les femmes par la taille. » Et il resservit Sonneman et Schlegel. Gellhorn lui fit signe que ce qu’elle avait dans son verre lui suffisait, et je l’imitai.
Hemingway était assis en bout de table, avec Dietrich à sa droite et Schlegel à sa gauche, Sonneman se trouvant en face de moi, à la droite de Gellhorn, assise à l’autre bout. Comme chaque fois que j’avais partagé la table de l’écrivain, la conversation était aussi abondante que le vin, encouragée sans être dominée par Hemingway ou par son épouse. On se sentait bien à la table d’Ernest Hemingway, on sentait l’énergie émaner de lui et de ses convives, même lorsque l’un de ceux-ci était un espion au visage boursouflé et un autre une femme mystérieuse ayant des liens avec les nazis. De toute évidence, Dietrich avait une grande affection pour Gellhorn et Hemingway – pour ce dernier en particulier –, et son énergie était égale à celle de l’écrivain, sans être épuisante pour autant.
On avait déjà évoqué au bord de la piscine les raisons qui avaient poussé Schlegel et Sonneman à jeter l’ancre à La Havane. On avait salué comme il se doit la réussite de Dietrich, qui avait écarté les compliments d’un geste de la main. Sonneman et Gellhorn s’étaient mutuellement taquinées à propos de leurs universités – apparemment, il existait une rivalité entre Bryn Mawr et Wellesley College. En fin de compte, les deux femmes étaient tombées d’accord pour déclarer qu’aux yeux d’un bon nombre d’étudiantes, ces deux institutions avaient pour seule vocation de les préparer à épouser des hommes ayant étudié à Harvard, à Princeton ou à Yale. La conversation avait ensuite porté sur la nourriture, la situation politique, l’étrange énergie de Cuba en général et de La Havane en particulier, et sur la guerre.
« Ce dîner, Ernest et Martha, dit Dietrich. C’est un peu comme une réunion du Bund, non ? »
Schlegel blêmit. Sonneman prit un air intrigué.
« Trois Allemands à votre table, poursuivit l’actrice. Je ne serais pas surprise si le FBI nous espionnait depuis la cuisine.
— Ce n’est que Ramon, répondit Hemingway en gloussant. Il vérifie que nous mangeons pour de bon ces plats cubains.
— Ces plats cubains sont délicieux, dit Sonneman avec un sourire qui me rappela Ingrid Bergman. C’est la première fois que je mange aussi bien depuis notre arrivée. »
Une fois passé ce moment délicat, Hemingway entreprit d’interroger Sonneman sur la nature de l’expédition archéologique du Southern Cross en Amérique du Sud. Elle se lança dans un récit vivant et extrêmement intelligent de l’ère de conquête impériale des Incas précolombiens. L’expédition avait pour but de mettre au jour de nouvelles ruines près des côtes péruviennes.
Cette conférence me parut quelque peu barbante, mais Hemingway semblait fasciné. « Les Incas n’avaient-ils pas pour politique de déplacer les peuples conquis un peu partout dans leur empire ? demanda-t-il. De faire émigrer de force les groupes ethniques ? »
Sonneman but une gorgée de vin et lui sourit. « Vous connaissez l’histoire des Incas, Mr. Hemingway.
— Ernest. Ou Ernesto. Ou alors Papa. »
Sonneman eut un petit rire. « Bien, Papa. Vous avez raison, Papa. Entre l’époque de Viracocha et 1532, date de la conquête espagnole, les Incas déplaçaient à l’intérieur de leur empire les peuples qu’ils avaient soumis.
— Pour quelle raison ? demanda Gellhorn.
— Pour assurer la stabilité de leur régime, expliqua Sonneman. Pour rendre une révolte plus difficile en dispersant les révoltés potentiels.
— C’est peut-être ce que fera Hitler dans l’Europe conquise », suggéra Hemingway à mi-voix. Cette semaine, les nouvelles du front avaient été particulièrement mauvaises.
« Oui, dit Schlegel d’une voix nette. Il est possible que les Allemands agissent ainsi quand ils auront soumis les peuples slaves et l’Empire soviétique. »
Les yeux splendides de Marlène Dietrich lancèrent des éclairs. « Vraiment, Herr Shell ? Pensez-vous que le peuple russe sera si facilement terrassé ? Que les Allemands sont invincibles, peut-être ? »
Schlegel rougit un peu plus et haussa les épaules. « Comme je l’ai précisé tout à l’heure, madame, je suis Hollandais de naissance. Ma mère était allemande, oui, et nous parlions souvent allemand à la maison, mais je n’ai aucune allégeance envers l’Allemagne, ni envers sa mythique invincibilité. Cependant, les informations en provenance du front de l’Est suggèrent que les Soviétiques n’en ont plus pour très longtemps.
— Et l’année dernière, rétorqua Dietrich, il semblait que c’était aussi le cas de l’Angleterre, mais l’Union Jack flotte encore. »
Hemingway remplit les verres une nouvelle fois. « Cela dit, leurs convois subissent des pertes terribles, Marlène. Une île ne peut pas faire la guerre si les voies de communication maritimes sont coupées.
— Les meutes de loups font donc des ravages dans le sud ? demanda Sonneman d’une voix enjouée. Nous avons entendu des rumeurs avant de partir de Nassau, mais… » Elle laissa sa phrase inachevée.
Hemingway secoua la tête. « Il n’y a pas de loups dans cette région, ma fille. Les U-Boots chassent en meutes dans l’Atlantique nord, mais par ici, on ne trouve que des sous-marins solitaires traquant les navires marchands. Et oui, les navires coulent à un rythme alarmant. Environ trente-cinq par semaine, m’a-t-on dit à l’ambassade. Je m’étonne que votre capitaine ne s’inquiète pas davantage de la possibilité d’être coulé par un sous-marin nazi… coulé ou à tout le moins arraisonné. »
Schlegel s’éclaircit la gorge. « Nous sommes une expédition scientifique tout à fait paisible et uniquement constituée de civils, dit-il avec quelque raideur. Nous ne risquons pas d’être inquiétés par un sous-marin. »
Gloussement d’Hemingway. « N’en soyez pas si sûr, Teddy. Il suffirait qu’un capitaine allemand un peu curieux aperçoive dans son périscope votre yacht grand comme un cuirassé pour qu’il remonte à la surface et vous coule par pure méchanceté. » Il se tourna de nouveau vers Sonneman. « Ce que je n’espère pas, bien entendu, puisque votre navire vous servira d’hôtel et de quartier général pendant que vous chercherez ces ruines.
— Précisément, dit Sonneman. Un hôtel des plus confortables, d’ailleurs. » Elle fit glisser son index sur la nappe, comme pour esquisser une carte. « Les Incas ont laissé plus de quatre mille kilomètres de route côtière, et autant à l’intérieur des terres. Nous espérons trouver l’une de leurs cités perdues près de la partie sud de cette route côtière. » Sourire. « Et même si la Viking Fund est une association à but non lucratif, certains artefacts risquent de nous rapporter beaucoup d’argent.
— Des poteries ? demanda Gellhorn. Des peintures ?
— Quelques poteries, oui. Mais le plus excitant dans tout ça… Puis-je leur parler de la tapisserie de Toledo, Teddy ? » dit-elle en jetant un regard vers Schlegel.
De toute évidence, celui-ci ignorait tout de la tapisserie en question. Au bout d’un temps notable, il répondit : « Oui, je pense que cela est possible, Helga. »
Sonneman se pencha en avant. « Le vice-roi Toledo a écrit à Philippe II une lettre – elle est conservée aux Archives des Indes occidentales et j’en ai une copie – dans laquelle il lui annonçait l’envoi de quatre gigantesques tissus, composant une carte du royaume des Andes, dont la beauté et la richesse surpassaient celles de toutes les tapisseries qu’on avait pu voir au Pérou et dans le monde chrétien. La lettre est bien arrivée, mais pas la tapisserie.
— Et vous pensez qu’elle se trouve encore dans les jungles du Pérou ? demanda Dietrich, émerveillée. Mais le tissu ne risque-t-il pas d’avoir pourri dans un tel climat ?
— Pas s’il a été bien emballé et profondément enfoui, dit Sonneman d’une voix vibrante d’enthousiasme.
— Cela suffit, Helga, je vous en prie, intervint Schlegel. Inutile d’ennuyer nos hôtes avec nos petites histoires. »
Ramon, assisté de deux femmes de chambre, apporta les desserts. Après s’être contraint à cuisiner à la mode cubaine, le chef chinois n’avait pas pu résister à son penchant pour les plats compliqués : il nous avait préparé une omelette norvégienne.
« Alors, pourquoi Cuba ? répéta l’écrivain pendant le dessert. Pourquoi avoir conduit ici votre vaisseau d’exploration ?
— Les travaux d’aménagement du navire ont été effectués sur la côte atlantique, répondit Schlegel avec raideur. Le capitaine et l’équipage procèdent à des essais en mer pendant que les scientifiques règlent leur équipement et leurs techniques de recherche. En ce moment, nous sommes en train de réparer des avaries… l’arbre de transmission, je crois bien. Nous devrions partir pour le Pérou dans moins d’un mois.
— Via le canal ? demanda Gellhorn.
— Naturellement. »
Hemingway sirota son vin. « Alors, combien de temps a duré l’Empire inca, Miss Sonneman ?
— Je vous en prie, appelez-moi Helga. Ou « ma fille », si cela vous fait plaisir. Pourtant, vous n’avez que dix ans de plus que moi, je crois bien, Ernest. »
L’écrivain afficha son sourire rayonnant. « Va pour Helga.
— Pour répondre à votre question, Ernest, la véritable dynastie inca n’a duré que deux siècles environ – du début du XIVe siècle, lors de l’expansion de Capac Yupanqui, jusqu’en 1532, lorsque Pizarre est revenu conquérir leur empire à la tête d’une petite armée. Par la suite, la région est restée sous contrôle espagnol pendant plus de trois cents ans. »
Hemingway opinait. « Quelques centaines d’Espagnols en armure triomphant de… combien d’Incas, Helga ?
— À l’époque de l’arrivée des Espagnols, on estime que les Incas contrôlaient plus de douze millions de personnes.
— Grand Dieu ! s’exclama Dietrich. Dire qu’il a fallu si peu d’envahisseurs pour vaincre autant de gens. »
Hemingway agita sa fourchette à dessert. « Je ne peux m’empêcher de penser encore à notre ami Hitler. Il a prévu un Reich de mille ans, mais j’ai l’impression que l’année en cours représentera l’apogée de son petit empire. On trouve toujours un salaud plus fort que soi… les Espagnols pour les Incas, par exemple. »
Schlegel affichait un visage de granit. Sonneman sourit et dit : « Oui, mais nous savons que les Espagnols ont débarqué lors d’une guerre de succession pour le trône inca… et à une époque où l’empire était ravagé par la maladie. L’étonnant réseau routier des Incas… bien plus avancé que tout ce que l’on peut trouver en Europe, d’ailleurs… a lui-même favorisé la conquête espagnole.
— Comme les autobahns d’Hitler ? plaça Hemingway avec un nouveau sourire. Je parierais que, dans deux ou trois ans, Patton conduira ses tanks Sherman sur ces belles autoroutes germaniques. »
De toute évidence, cette conversation mettait Schlegel profondément mal à l’aise. « À mon avis, les Allemands seront sans doute trop occupés à affronter les hordes communistes pour se soucier d’expansion, dit-il doucement. Je n’ai certes aucune sympathie pour les visées nazies, mais on doit admettre que, de bien des façons, l’Allemagne lutte pour la civilisation occidentale en se dressant contre les descendants slaves de Gengis Khan. »
Marlene Dietrich poussa un petit cri. « Mr. Shell, dit-elle sèchement, l’Allemagne nazie ne sait rien de la civilisation occidentale. Faites-moi confiance, je sais de quoi je parle. Ces Russes que vous méprisez tant… nos alliés… laissez-moi vous dire, Mr. Shell, que j’ai un lien mystique avec eux. Il y en avait beaucoup à Berlin durant ma jeunesse. Ils s’y étaient réfugiés après la révolution. J’adorais leur enthousiasme, à ces Russes si courageux, leur vigueur, leur talent pour boire toute la journée et toute la nuit sans perdre connaissance…
— Bravo ! dit Hemingway.
— Ils portaient des toasts toute la journée ! » reprit Dietrich d’une voix vibrante d’émotion. Elle leva son verre de vin. « Des enfants tragiques… voilà ce qu’est le peuple russe, Mr. Shell. Noël Coward a dit de moi il n’y a pas longtemps : « C’est un clown et une réaliste. » – Voilà une parfaite définition de l’âme russe, Mr. Shell. De ce point de vue-là, je suis plus russe qu’allemande. Et pas plus que moi, jamais le peuple russe ne pliera devant les brutes nazies ! »
Elle vida son verre, et Hemingway se joignit à elle. Je me demandai ce que J. Edgar Hoover penserait de cette conversation. Un de ces jours, il faudrait que je jette un coup d’œil au dossier O/C de Dietrich.
« Oui, fit Schlegel en cherchant un allié du regard, mais vous devez sûrement… vous devez certainement…
— Les nazis ne savent rien de la civilisation occidentale, répéta Dietrich, le sourire aussi aimable que la voix était cassante. La hiérarchie nazie est composée de dégénérés… de pervers impuissants… d’homosexuels vicieux… Excusez-moi, Martha. Ce ne sont pas de choses dont on parle à table. »
Gellhorn sourit. « À notre table, on accepte et on encourage toute insulte dirigée contre les nazis, Marlene. Continuez, je vous en prie. »
Dietrich secoua la tête. Ses mèches blondes voilèrent un instant ses joues anguleuses, puis se rabattirent vivement sur les côtés. « J’ai fini, sauf que j’aimerais savoir comment on appelle de tels pervers en espagnol. Ernest ? »
Hemingway lui répondit en fixant Schlegel. « Eh bien, il existe un équivalent général à « pédé », bien entendu – maricon –, mais les Cubains l’utilisent pour désigner les homosexuels passifs. Les actifs sont appelés bujarones, un peu l’équivalent du mot gouines pour les lesbiennes.
— Mon Dieu, fit Gellhorn, la conversation commence bel et bien à se détériorer, n’est-ce pas ? »
Hemingway lui adressa un regard neutre. « Il est toujours question des nazis, ma chère. »
Le sourire de Dietrich n’avait rien perdu de son amabilité. « Et lequel de ces termes serait le plus insultant, cher Ernest ?
— Maricon, répondit l’écrivain. Le code local du machismo tient en très grand mépris les homosexuels passifs, efféminés. Ce terme connote les notions de faiblesse et de lâcheté.
— Alors, c’est le mot de maricon que je réserverai aux nazis, conclut Dietrich.
— Bon », fit Martha Gellhorn, qui marqua ensuite une pause appuyée.
Eh bien, me dis-je. Voilà qui est intéressant. Un dîner en compagnie d’un agent de l’Abwehr – plus probablement deux – et en tout cas avec la demi-sœur de l’épouse d’Hermann Goering… Si toutes ces histoires de pervers et de maricones dérangeaient Helga Sonneman, elle ne le laissait nullement paraître. Son sourire était toujours aussi enjoué et apparemment sincère, comme si elle savourait une plaisanterie pour initiés – s’agissait-il des insanités proférées à l’encontre de ses connaissances nazies ou du trouble croissant de « Teddy Shell », ou bien des deux, c’était difficile à dire.
Gellhorn reprit la parole, évoquant ses propres projets de voyage pour les semaines à venir.
« La semaine prochaine, je pars à Saint Louis visiter ma famille, disait-elle. Mais plus tard, durant l’été… sans doute en juillet… j’ai mis sur pied un projet intéressant. »
Hemingway releva vivement la tête. Je devinai que c’était la première fois qu’il entendait parler de ce projet intéressant.
« Collier’s est prêt à me payer pour faire une croisière de six semaines dans les Caraïbes. Les îles en temps de guerre et tout ce genre de foutaises. Ils sont disposés à louer un sloop de neuf mètres et même à payer trois marins noirs pour m’accompagner.
— Ça, c’est ma femme ! tonna Hemingway avec une jovialité que je trouvai un tantinet forcée. Envisager de passer l’été à naviguer dans les îles en compagnie de trois Noirs. Trente-cinq navires coulés par semaine, et ce n’est pas fini. Est-ce que Collier’s est prêt à te payer une assurance, Marty ?
— Bien sûr que non, chéri, dit Gellhorn en lui rendant son sourire. Ils savent que les U-Boots n’oseraient jamais toucher à l’épouse d’un écrivain si célèbre. »
Dietrich se pencha vers elle. « Martha, ma chérie, cela a l’air merveilleux. Fascinant. Mais un bateau de neuf mètres… c’est un peu petit pour un voyage de six semaines, non ?
— En effet, répondit Hemingway, qui se leva pour aller chercher une bouteille de cognac. Ça fait trois mètres de moins que notre Pilar. » Il tenait la bouteille par « le cou » et, à le voir, on aurait dit que c’était celui de Gellhorn qu’il souhaitait enserrer. « Patrick et Gigi viennent nous voir en juillet, Marty. »
Gellhorn leva les yeux vers lui. Quoique pas tout à fait défiant, son regard était inflexible. « Je le sais, Ernest. Je serai là au début de leur séjour. Et ça fait des années que tu souhaites passer plus de temps seul avec eux. »
L’écrivain hocha la tête d’un air solennel. « Surtout avec cette putain de guerre qui empire. » Il s’ébroua, comme pour chasser sa mauvaise humeur. « Assez parlé de choses sinistres. Et si nous allions savourer notre cognac sur la terrasse ? La nuit est splendide et la brise tiendra les moustiques à l’écart. »
Gellhorn et Dietrich avaient regagné la maison pour y regarder quelque chose. Schlegel fumait dans un silence morose, évoquant plus que jamais un aristocrate prussien avec son long fume-cigarette noir. Sonneman avait pris place près d’Hemingway, sur l’un des confortables fauteuils en bois. Il avait plu un peu plus tôt, et la nuit embaumait l’herbe mouillée, la feuille de palmier moite, les manguiers dégoulinants et l’océan lointain. Les étoiles scintillaient, et nous apercevions des lumières en dessous des collines. Nous en voyions aussi au sommet de la colline la plus proche… d’où nous parvenaient également des éclats de rire et des bruits de piano.
« Satané Steinhart, marmonna Hemingway. Encore une fête. Je l’ai prévenu. »
Ô mon Dieu, songeai-je.
Mais cette fois-ci, Hemingway ne se fit pas apporter les feux d’artifice et les tubes de bambou. Soudain, il déclara : « Nous allons faire des recherches scientifiques cet été.
— Ah ? fit Sonneman, dont les yeux étincelaient en dépit de la pauvre lumière des lampes tempête éclairant le patio. Quel genre de recherches, Ernest ?
— Océanographiques. Le Muséum américain d’histoire naturelle nous a demandé d’étudier les courants, les fonds marins, les habitudes migratoires du marlin… ce genre de truc.
— Vraiment ? » Sonneman jeta un regard à Schlegel, qui paraissait ivre. Elle agita un fond de cognac dans son verre à dégustation et reprit : « J’ai plusieurs amis au Muséum. Qui a autorisé ce projet fascinant, Ernest ? Le docteur Harrington, ou peut-être le professeur Meyer ? »
Hemingway lui sourit, et je m’aperçus qu’il était lui aussi complètement bourré. L’ébriété de l’écrivain ne transparaissait jamais dans sa diction, son comportement ou ses manières, mais je constatai qu’une bonne dose d’alcool le rendait méchant et un peu téméraire. Je pris soin de noter ce fait. « Du diable si je m’en souviens, ma fille, répondit-il d’une voix mielleuse. C’est Joe ici présent qu’on a envoyé pour m’assister. Qui nous a donné l’autorisation, señor Lucas ? »
Sonneman braqua sur moi son sourire radieux. « Était-ce Freddie Harrington, Mr. Lucas ? Il semblerait que cela soit de sa compétence. »
Je plissai légèrement le front. Schlegel s’était suffisamment ressaisi pour me fixer avec une espèce d’insolence porcine. Je me demandai si cet homme mou et chauve ne s’était pas senti visé par toutes ces histoires de maricones et de bujarones. « Non, dis-je à Sonneman. Harrington travaille au département d’ichtyologie, n’est-ce pas ? Exception faite de l’étude du marlin, nous nous concentrons sur les sondes océanographiques, les mesures de température, les mesures isobathes, la mise à jour cartographique… et cetera. »
Sonneman se pencha dans ma direction. « Donc, c’est le professeur Meyer qui a trouvé le financement ? Si je me souviens bien, il a toujours participé aux programmes océanographiques du Muséum. »
Je secouai la tête. « J’ai été engagé par le docteur Cullins, du département cartographie et océanographie. »
Elle fronça les sourcils. « Peter Cullins ? Un homme de petite taille ? Vieux comme Mathusalem ? Amateur de gilets écossais qui jurent avec ses costumes ?
— Le docteur Howard Cullins. Il est à peine plus âgé que moi. Trente-deux ou trente-trois ans, dirais-je. Il vient de succéder à Sandsberry à la tête du département. Le professeur Meyer était responsable des expositions et des dioramas, non ? Je crois qu’il est mort en décembre dernier.
— Mais bien sûr ! » Sonneman secoua la tête devant sa propre stupidité. « Ça doit être le vin. Je ne pense pas avoir rencontré le docteur Cullins, mais je crois qu’il est réputé pour ses connaissances en cartographie.
— Il a publié un livre il y a environ deux ans. The Unknown Seas. Une histoire des expéditions maritimes à but scientifique, depuis le voyage du Beagle jusqu’aux explorations polaires de notre époque. Il a eu un beau succès de librairie.
— Cullins a sans doute entendu parler de moi par l’ichtyologue Henry W. Fowler, intervint Hemingway. Ça fait plus de dix ans que j’envoie à Henry des informations sur les marlins. En 1934, j’ai emmené Charlie Cadwalader en expédition océanographique au large de Key West. Ça fait des années que je travaille là-dessus en dilettante.
— Charles Cadwalader ? fit Sonneman. Le directeur du Muséum de l’Académie des sciences naturelles de Philadelphie ?
— Lui-même, répondit Hemingway. Il adorait taquiner le marlin en buvant un Tom Collins.
— Eh bien, fit Sonneman en se tournant vers l’écrivain pour lui étreindre la main, bonne chance à vous dans votre mission scientifique. Bonne chance à nous tous. »
Nous avons levé un toast avec ce qu’il nous restait de cognac.
Juan raccompagna Schlegel et Sonneman aux docks, où ils étaient attendus par un hors-bord du Southern Cross. Helga avait promis de revenir à la finca pour la soirée de dimanche. On s’embrassa et on se serra la main. Theodor Schlegel s’extirpa de sa torpeur le temps de remercier ses hôtes pour « une soirée fort instructive ».
Je commençai à prendre congé, afin de laisser les Hemingway en compagnie de leur amie l’actrice, mais l’écrivain me demanda de rester. Un verre de cognac plus tard, Dietrich annonça qu’elle avait sommeil et envie d’aller se coucher. Gellhorn la guida vers le cottage tout en entamant avec elle une discussion animée.
Profitant de ce que nous étions seuls, Hemingway me demanda : « Où diable avez-vous péché toutes ces informations, Lucas ? À propos du Muséum d’histoire naturelle ?
— Vous trouverez la trace de deux communications longue distance à New York sur votre facture téléphonique.
— Vous avez eu du pot. D’habitude, il nous faut plusieurs heures pour joindre New York. Quand on y arrive. »
Je le regardai droit dans les yeux. « Quel besoin aviez-vous de vous lancer dans ce petit jeu ? Si l’un ou l’autre de ces deux-là est vraiment un agent de l’Abwehr, c’était aussi dangereux que stupide. »
Hemingway se tourna vers l’allée menant au cottage. « Que pensez-vous d’elle, Lucas ? »
Surpris par cette question, je crus qu’il voulait parler de Sonneman. « Helga ? C’est une maîtresse femme. S’il s’agit d’une espionne allemande, elle est vingt fois plus douée que Teddy Shell pour la dissimulation. »
Hemingway secoua la tête. « La Boche, dit-il à voix basse. Marlene. »
J’ignorais totalement pourquoi il me demandait mon opinion sur son amie. Puis je me rappelai qu’il était ivre. Comme ni sa voix ni ses mains ne tremblaient, il était facile d’oublier ce détail. « C’est une dame, dis-je. Et elle est très belle.
— Oui, fit Hemingway. Elle a ce corps splendide… ce visage d’une intemporelle beauté. Mais vous savez quoi, Lucas ? »
J’attendis.
« Si Marlene n’avait rien d’autre que sa voix… rien d’autre… elle vous briserait quand même le cœur. »
Je m’agitai, mal à l’aise. Ce genre de confidences n’entrait pas dans le cadre de notre relation. « Voulez-vous que… »
Hemingway leva un index. « Vous savez, dit-il, les yeux toujours tournés vers l’allée et vers le cottage où venaient d’entrer son épouse et l’actrice, je ne suis jamais plus heureux que lorsque j’ai écrit quelque chose que je trouve bon, qu’elle le lit… et que ça lui plaît. »
Je suivis son regard dans les ténèbres. Il aurait pu parler de Gellhorn, mais j’étais sûr qu’il n’en était rien, qu’il parlait de Dietrich.
« L’opinion de la Boche m’est plus précieuse que celle des critiques les plus célèbres, Lucas. Savez-vous pourquoi ?
— Non. » Il était tard. Dietrich restait tout le week-end, ils avaient encore prévu des soirées à la con, et je voulais montrer la transmission décodée à Hemingway, puis aller me coucher.
« Elle connaît bien des choses, reprit-il. Des choses dont je parle dans mes livres. Savez-vous de quoi je parle dans mes livres, Lucas ? »
Je secouai la tête. « De personnes et de lieux inventés ? dis-je au bout d’un temps.
— Allez vous faire foutre », répliqua l’écrivain, mais à voix basse, en espagnol et avec un sourire. « Non, Lucas. Je parle de personnes réelles, de la terre, de la vie, de la mort et de questions d’honneur et de comportement. Et si l’opinion de la Boche m’est précieuse, c’est parce qu’elle connaît ces choses… toutes ces choses. Et elle sait ce que c’est que l’amour, Lucas. Elle en sait davantage sur l’amour que toutes les personnes que vous avez pu rencontrer, Joe Lucas.
— D’accord. » J’attrapai mon verre vide sur l’accoudoir du fauteuil et fis courir mon doigt sur son rebord. « Voulez-vous voir le carnet ? »
Les yeux d’Hemingway semblèrent se focaliser. « Vous avez réussi ? Vous avez déchiffré les messages ?
— Oui.
— Eh bien, nom de Dieu, qu’est-ce qu’on fout ici ? Marty va passer une bonne demi-heure à bavasser avec Marlene. Allons dans la vieille cuisine et voyons ce que les nazis se racontaient en pleine mer et dans le noir. »
Nous venions de récupérer le carnet et nous dirigions vers la cuisine lorsqu’on frappa bruyamment à la porte d’entrée. Je glissai le carnet dans la poche intérieure de ma veste alors qu’Hemingway ouvrait la porte.
Deux policiers se tenaient devant nous. Ils encadraient solidement une Maria Marquez qui se débattait, gigotait, protestait et pleurait à chaudes larmes.